ENFANCE - La vie psychique de l’enfant

ENFANCE - La vie psychique de l’enfant
ENFANCE - La vie psychique de l’enfant

«La psychanalyse des individus, écrivait S. Freud dans Moïse et le monothéisme (1938), nous apprend que les impressions les plus précoces, recueillies à une époque où l’enfant ne fait encore que balbutier, provoquent un jour, sans même resurgir dans le conscient, des effets obsédants.» Dans la continuité de cette intuition géniale, des psychanalystes qui ont consacré une grande part de leur activité au travail clinique avec les jeunes enfants se sont souciés de préciser la teneur de ces émotions infantiles, «plus intenses et inépuisables» que celles des adultes, et qui laissent une empreinte indélébile sur le psychisme. Différents modèles conceptuels de la vie psychique des nourrissons ont été proposés (Melanie Klein, 1932, 1959; Anna Freud, 1942, 1965; Donald W. Winnicott, 1935, 1963; Margaret Mahler, 1975). La reconnaissance de formes de dépression chez des bébés de moins de un an et de séquelles graves que peuvent laisser sur eux les carences de soins parentaux révélait l’importance de ceux-ci sur le développement (René A. Spitz, 1945, 1950; John Bowlby, 1951, 1959; Jenny Aubry, 1965). L’école culturaliste américaine étendit à l’ensemble de la société et de la culture le rôle de l’environnement sur le comportement maternant et sur les premières organisations psychiques du bébé. C’est alors que, dans les années soixante, le psychanalyste britannique John Bowlby, inspiré par les travaux des éthologistes (K. Lorenz, N. Tinbergen dès 1935; H. F. Harlow, 1958) et ceux du psychanalyste hongrois Imre Hermann (1943), montrait la nature primaire de l’attachement qui lie le nouveau-né à sa mère (1969); il s’agirait là d’un comportement inné, indépendant de l’évolution libidinale, dont la découverte entraîne une révision des notions généralement admises sur la genèse de la relation objectale. L’éthologie de l’enfant prit dès lors son essor en France avec les travaux de René Zazzo (1972, 1976) et de Hubert Montagner (1973), tandis qu’en Allemagne, avec Irenaus Eibl-Eibesfeldt (1972), la recherche s’engageait dans une perspective comparativiste. L’objectif était alors de retrouver, au-delà des variations culturelles, des schèmes comportementaux universels de l’espèce humaine, relevant d’une programmation innée. Durant la même période se développa aux États-Unis le «courant interactionniste», qui explorait les comportements de la mère et du bébé en milieu naturel (D. Stern, 1974) ou dans une situation aménagée (T. B. Brazelton, 1974). Des auteurs français contemporains estiment que l’interaction fantasmatique entre la mère et le bébé sous-tend l’expression des comportements (S. Lebovici et coll., 1983) et ils en étudient les conséquences psychopathologiques sur l’enfant (École psychosomatique de Paris, avec M. Fain, L. Kreisler, M. Soulé, dès les années soixante).

Les découvertes contemporaines sur la plasticité cérébrale viennent pleinement confirmer, dans le domaine de la neuropsychologie, l’importance attribuée par la psychanalyse aux expériences émotionnelles précoces, en révélant que le vécu peut modifier non seulement la physiologie, mais aussi l’anatomie cérébrale (M. Rosenzweig et coll., 1972; D. H. Hubel et T. N. Weisel, 1977; B. Will, 1977). Selon sa richesse ou au contraire sa pauvreté en stimulations relationnelles, l’environnement favorise ou entrave, chez le jeune enfant, le développement de «compétences» déjà présentes virtuellement chez lui à la naissance (T. B. Brazelton, 1961, 1971, 1981; T. G. R. Bower, 1977). On peut aisément imaginer les implications de telles découvertes dans le domaine de la thérapeutique et dans celui des apprentissages.

Il reste à espérer que la connaissance du psychisme enfantin ainsi renouvelée favorisera une meilleure adaptation de la famille et des structures sociales aux besoins primordiaux des tout-petits, ainsi qu’une véritable prévention dans le domaine de la santé mentale.

Dans cette perspective, on traitera surtout ici de la genèse de la vie psychique durant les deux premières années de la vie. En effet, l’abord du conflit œdipien et sa résolution dans la période de latence, de même que le remaniement de la personnalité qui intervient à l’adolescence, dépendent essentiellement de la qualité des bases qui ont été posées durant la période si riche, mais si vulnérable également, de la première enfance.

1. Nouvelles perspectives méthodologiques

La psychanalyse et la méthode expérimentale ont été, durant la première moitié du XXe siècle, les deux principales voies pour l’investigation du fonctionnement mental du jeune enfant. La première procède classiquement à un travail de reconstruction des étapes du développement psychique à partir du matériel clinique obtenu lors de cures d’adultes ou d’enfants. La seconde vise à mettre en évidence des faits psychiques délimités et à contrôler la validité des hypothèses en variant les paramètres de l’observation. La première évolue dans un cadre thérapeutique et sur un petit nombre de cas; la seconde, en laboratoire, s’appuie sur des statistiques (études sur la perception précoce, le conditionnement, la communication, etc.). Pourtant, ces deux approches ne sont pas aussi inconciliables qu’il y paraît. L’observation psychanalytique du nourrisson et l’utilisation des techniques audiovisuelles permettent aujourd’hui de réduire le fossé qui sépare l’étude des comportements observables et celle des «contenus» psychiques.

L’observation psychanalytique des nourrissons

En ce qui concerne la genèse du psychisme enfantin, S. Freud lui-même pressentit l’intérêt de corroborer, à l’aide des données recueillies par l’observation directe, les conclusions théoriques obtenues par la voie du raisonnement. Observant, en 1920, un garçon de dix-huit mois qui jouait à faire disparaître et réapparaître une bobine attachée par une ficelle en s’écriant: «Fort ! Da! [partie! la revoilà!]», il comprit le sens profond de ce comportement par rapport à l’absence ou à la présence de la mère. Ainsi, au-delà d’une explication simpliste des premières ébauches du jeu enfantin par un «instinct d’imitation», S. Freud montrait la valeur affective et signifiante des manifestations ludiques de la première enfance et leur rôle structurant sur le psychisme en cours d’organisation.

Dès lors, l’observation directe des jeunes enfants fut utilisée par plusieurs psychanalystes (A. Freud et D. Burlingham, dès 1943; R. A. Spitz, J. Bowlby). Melanie Klein insista sur l’utilité d’une observation minutieuse du comportement des bébés pour favoriser l’insight dans leur vie émotionnelle. C’est ainsi que, prêtant attention aux différentes attitudes et mimiques au cours de la tétée de nouveau-nés âgés de quelques jours, elle découvrit la précocité de la relation d’objet: «La gratification tient autant à l’objet qui donne la nourriture qu’à la nourriture elle-même» («En observant le comportement des nourrissons», 1952).

Dans le sillage de M. Klein, Esther Bick, en Grande-Bretagne, codifia la «méthode d’observation psychanalytique des bébés» (1962), qui exige, dans un premier temps, de contribuer à la formation des psychanalystes d’enfants, et qui, au-delà de son intérêt pédagogique, présente un grand intérêt pour la recherche. Elle a inspiré de nombreux travaux aux États-Unis et a commencé à s’introduire en France (M. Haag, G. Haag, C. Athanassiou, A. Maufras du Châtelier, 1983). Le grand avantage de cette approche est qu’elle porte sur le bébé supposé normal et qu’elle l’étudie dans son environnement naturel, à la différence des observations liées à un contexte thérapeutique ou à une situation expérimentale, qui risque de modifier les réactions spontanées de l’enfant.

Mais, si la méthode d’observation psychanalytique se rapproche sous certains aspects de celle qui est utilisée en éthologie humaine, elle en diffère par le fait qu’elle prend en compte la subjectivité de l’observateur, dont les réactions émotionnelles sont étudiées comme le serait le vécu contre-transférentiel du psychanalyste durant la cure. La réflexion métapsychologique intervient dans un deuxième temps, à partir de descriptions extrêmement minutieuses des comportements réciproques entre la mère et le nourrisson.

L’utilisation des moyens audiovisuels

Une autre approche, celle qui recourt aux procédures cinématographiques, permet sans doute d’aller plus loin encore dans la voie de l’objectivité, sans limiter pour autant, bien au contraire, les possibilités d’interprétation métapsychologique. Le perfectionnement des techniques légères d’enregistrement (caméras Super 8 mm et magnétoscopes portatifs) facilite leur utilisation par le chercheur lui-même, ainsi que leur introduction dans les différents milieux de vie de l’enfant. Mais, surtout, le support durable du film ou de la bande magnétique offre à la réflexion des informations dont le recueil ne repose plus seulement sur la perception et la mémoire du chercheur. L’analyse du document filmique peut être répétée à volonté, à la différence de l’observation directe qui, même consignée dans un rapport écrit, est toujours unique et souvent fugace. R. A. Spitz et A. Gesell ont été des pionniers dans cette méthode, le premier pour la mise en lumière des stades de la relation objectale (le «sourire du troisième mois», l’«angoisse du huitième mois»), le second pour le repérage des étapes de la croissance et des acquisitions cognitives. Les éthologues utilisent très largement, désormais, les ressources de l’enregistrement, par l’image et par le son, des comportements enfantins, mais le plus souvent selon un protocole expérimental (R. Zazzo et H. Montagner, en France). C’est surtout dans le domaine des relations très précoces (préverbales) entre la mère et le bébé que la description filmique et l’analyse de l’image animée se révèlent précieuses. En France, de nombreuses équipes de recherche travaillent selon cette méthode (notamment I. Lézine et M. Robin; D. Rappaport; J. de Ajuriaguerra et M. Auzias; M. Soulé, M. David et G. Appell). Le film constitue, de surcroît, un document de base pour la comparaison interculturelle des modes de maternage et du rôle qu’ils jouent sur le développement de la vie mentale (A. Comolli, J. Guéronnet, H. Stork). Cependant, la réalisation de documents cinématographiques, pour répondre aux impératifs de la recherche, doit reposer sur une méthodologie précise. Les concepts et les stratégies définis par Jean Rouch et Claudine de France (1968, 1979, 1982) dans le domaine du cinéma anthropologique peuvent fort bien s’appliquer dans leurs grandes lignes au film psychologique.

Dans un registre totalement différent, on peut signaler les progrès considérables réalisés par la microphotographie et la microcinématographie intra-utérines (Lennart Nilsson, Stockholm, 1965), techniques qui, avec les moyens obstétricaux d’investigation (à des fins diagnostiques), permettent de renouveler notablement les connaissances concernant le comportement fœtal et, par conséquent, l’émergence de la vie psychique.

2. La vie «psychique» fœtale

Désormais, il n’est plus permis de penser que le fœtus passe les neuf mois de son existence intra-utérine dans un état «nirvanique» et qu’il n’accède qu’à la naissance à la vie psychique. Avec la plaque neurale, qui apparaît au dix-huitième jour de la gestation, l’embryon possède une ébauche de système nerveux et de cerveau. L’oreille interne du fœtus serait fonctionnelle dès le quatrième mois. Il remue ses membres et le tronc à partir de huit semaines, même si la mère ne le perçoit pas avant la seizième semaine, du fait de l’épaisseur de l’enveloppe amniotique (cf. vie fœtale). Les mouvements maternels brusques, de même que les contractions utérines, troublent son confort et le conduisent à chercher une nouvelle position. Il est sensible à la pression ou au toucher et réagit vivement à une piqûre intra-amniotique. Son goût, qui s’exerce dans l’absorption du liquide amniotique, est précocement développé. Une injection intraplacentaire de saccharine augmente sa déglutition, tandis que celle de lipiodol entraîne une expression de pleurs et des grimaces de la face. Le fœtus suce son pouce in utero , comme la radiographie permet parfois de le constater. On sait aussi, par l’enregistrement électro-encéphalographique, qu’il a une activité cérébrale cyclique, avec de courtes phases d’éveil. Un bruit soudain le fait tressaillir. Son oreille est soumise aux stimulations d’un fond sonore continu provenant à la fois du monde extérieur et de l’organisme maternel: borborygmes (l’intensité des stimuli peut alors atteindre 85 décibels) et battements rythmiques des grosses artères placentaires. Certains, tel l’obstétricien néo-zélandais A. W. Liley (1971), ont pu voir dans cette dernière stimulation l’origine du goût si marqué des humains, à travers les cultures, pour les rythmes musicaux, notamment les battements du tambour. Peut-être l’effet calmant du bercement ultérieur a-t-il la même origine? Parmi les sons divers qui enveloppent le fœtus, il en est un qui prend rapidement une signification particulière, celui de la voix maternelle (et de sa «vocalité», qui importe plus que le contenu du dire). Chez le nouveau-né, la reconnaissance par l’audition précédera la reconnaissance visuelle. Les travaux de J. Mehler (1978) ont montré que, à l’âge de cinq jours, un nourrisson suce davantage son pouce lorsqu’il entend la voix maternelle que lorsqu’il entend une autre voix (ce qui correspond aux conclusions de l’éthologie concernant l’empreinte sonore chez l’animal). On estime, par ailleurs, qu’une ébauche de mémorisation permettant un certain conditionnement serait possible dès la vie prénatale. On s’est interrogé sur la transmission par la mère de ses propres émotions au fœtus. Comme on peut constater chez lui, lorsque celle-ci passe par des accès de colère ou des moments d’angoisse, de brusques variations du rythme cardiaque, on s’est demandé s’il s’agissait d’une simple transmission artérielle ou des effets de médiateurs chimiques tels que les catécholamines. Dans cette dernière hypothèse, on pourrait supposer que le fœtus éprouve des états voisins de ceux de sa mère ou du moins une forme de malaise ou de bien-être diffus en relation avec les émotions de celle-ci. Par là s’explique peut-être l’importance qu’on attache dans certaines cultures, notamment en Inde, à l’équilibre émotionnel de la femme enceinte (H. Stork, 1979). Il est sûr, en tout cas, que l’interaction entre la mère et l’enfant commence bien avant la naissance et que l’enfant vit déjà in utero ses premières expériences psychiques.

La future mère, si elle est sensible et prête affectivement à accueillir l’enfant, ajuste sa motricité et sa posture de manière à faciliter le confort du fœtus; elle adapte son alimentation aux besoins nutritionnels et au bien-être de celui-ci; elle évite un environnement trop bruyant et trépidant, tout en favorisant les stimulations auditives bienfaisantes. Son entourage s’efforcera, s’il reconnaît «la nature essentielle de sa tâche», de lui éviter peines et soucis, comme on le préconise en Afrique et en Inde. Le fœtus, à son tour, agit non seulement sur la physiologie maternelle, par l’intermédiaire du jeu hormonal qu’il commande, mais aussi sur les fantasmes de sa mère. Ainsi, ce que l’on peut appeler le comportement du fœtus, ses réactions aux stimuli et sa mobilité seront interprétés par la femme enceinte comme des marques du caractère de son futur enfant. Le fait qu’elle ait connaissance du sexe de celui-ci, lors d’une échographie par exemple, modifiera profondément l’image qu’elle se fait de lui. Il semble que certains troubles de la succion ou du sommeil apparaissant immédiatement après la naissance puissent être mis en relation avec des perturbations intra-utérines de l’interaction entre mère et fœtus, liées par exemple à des difficultés inconscientes dans l’acceptation de la grossesse. Aussi la plus grande délicatesse s’impose-t-elle au personnel des maternités vis-à-vis des femmes enceintes, comme y incitent des études sur l’évolution des fantasmes parentaux relevés au cours de ces examens de routine que constituent maintenant les échographies (Norbert Maimoun et Roger Bessis, 1983).

3. La naissance et la période néonatale

Par rapport à la symbiose entre la mère et l’enfant qui caractérise la période intra-utérine, la naissance marque un profond bouleversement pour l’un et pour l’autre. On connaît bien les modifications physiologiques et psychiques qui, chez la mère, suivent l’accouchement: sentiment de «perte» et parfois phase de dépression, qui peut suivre passagèrement toute naissance. Des remaniements identificatoires affectent aussi chaque membre de la famille, y compris les enfants aînés. Quant au nouveau-né lui-même, rappelons qu’Otto Rank (1924) voyait dans l’expérience qu’il fait du traumatisme de la naissance l’origine de l’angoisse névrotique de l’adulte.

On peut, du moins, se faire une idée de ce que vit le sujet qui vient de naître en évaluant les profonds changements de milieu qu’il subit et en observant son comportement dans les jours qui suivent sa venue au monde.

L’enfant a passé neuf mois de sa vie dans un milieu liquide, maintenu de toutes parts par la pression amniotique, sans être soumis à la pesanteur. Puis il est violemment projeté dans le monde aérien, à la manière d’un astronaute qui aurait perdu sa combinaison spatiale, selon l’image d’Esther Bick. Cela peut provoquer chez lui une angoisse de chute, de «chute sans fin», tant qu’il n’a pas le sens intime de sa peau et de ses limites corporelles propres. C’est alors sans doute le contact et la chaleur du corps maternel qui reconstituent l’«enveloppe de suppléance» la plus proche de l’état antérieur, de même que l’allaitement à la demande, lorsqu’il est possible et souhaité par la mère, prolonge les échanges continus de la période prénatale. Une véritable psychoprophylaxie devrait inciter à rendre aussi douce que possible la transition entre la période fœtale et la période postnatale, des expériences d’angoisse ou des frustrations répétées risquant, en effet, de déborder une organisation psychique encore trop rudimentaire pour les intégrer.

Les douleurs maternelles de l’accouchement faisaient oublier autrefois que les violentes contractions nécessaires à l’expulsion avaient des répercussions pénibles sur le bébé (l’expérience du passage dans le canal obstétrical a été comparée, par E. Bick notamment, à une angoisse de claustrophobie et l’arrivée dans le monde aérien à l’agoraphobie). C’est le mérite des tenants de la «naissance sans violence» (F. Leboyer, 1974) d’avoir attiré l’attention sur le vécu de l’enfant «naissant» et d’avoir suscité, en dépit de certains excès et d’un engouement réducteurs, un souci, chez les praticiens et parmi le personnel des maternités, d’adoucir, pour la mère comme pour l’enfant, les conditions de la mise et de la venue au monde.

Après l’épreuve de l’expulsion, le bébé, comme en témoigne le tracé électroencéphalographique, dort d’un sommeil exceptionnellement profond, indice évident des efforts qu’il a fournis pour naître. Il bénéficie alors de l’effet apaisant que lui procure le contact avec le corps de sa mère, contact qui est aussi très gratifiant pour celle-ci et grâce auquel l’enfant réel remplace dans la psyché maternelle l’enfant imaginaire (l’enfant «imaginaire» poursuit néanmoins son existence dans l’inconscient parental bien au-delà de la période néonatale). Les premiers schèmes de comportement interactif se mettent ainsi en place, formant la base de la relation qui fournira au bébé ses premières expériences structurantes.

Des recherches d’inspiration éthologique sur la «période sensitive» du post-partum ont confirmé l’importance de ce contact mutuel «peau contre peau» dans les heures qui suivent la naissance (R. Sosa, Y. H. Kennel, M. Klaus, J. J. Urrutia, 1976): ces travaux, qui consistent à comparer l’éveil psychique et le développement d’enfants appartenant à deux groupes placés, par rapport à cet échange interrelationnel, dans deux situations radicalement opposées, n’autorisent pas cependant à conférer une valeur quasi magique à ce contact peau contre peau dès la naissance. Une telle expérience peut faire défaut sans qu’en soit altéré le lien entre la mère et l’enfant, qui relève, en outre, d’autres facteurs que ceux de la simple «empreinte» des éthologistes.

Mais il est certain que la vie psychique du tout-petit ne peut s’organiser que si les gratifications l’emportent pour lui sur les frustrations. Et, comme il est en communication étroite avec l’inconscient de sa mère, il ne sera effectivement gratifié et sécurisé que si cette dernière connaît elle-même un tel état émotionnel et, par exemple, ne se sent pas débordée par les demandes incessantes du nouveau-né. La fragilité psychique de celui-ci a été mise en évidence notamment par les études contemporaines sur les enfants maltraités ou sur ceux qui ont fait l’objet de multiples placements successifs au cours de leurs premières années. Il faut signaler aussi combien il est important – spécialement dans la famille nucléaire occidentale, qui isole le couple – que le père se montre très présent dans la vie de la mère et dans celle de l’enfant. Celui-ci, d’ailleurs, est ouvert, dès la naissance, à la relation humaine, ainsi que l’ont mis en lumière, durant les décennies soixante et soixante-dix, des travaux de neurophysiologie et de clinique. Ainsi est mise au point une échelle d’évaluation du comportement néonatal (T. B. Brazelton et coll., 1973), qui tient compte non plus seulement de l’état neurologique et physiologique du tout-petit, comme le faisait le score d’Apgar (1960), mais de manifestations plus subtiles, qu’on peut observer, par exemple, dans l’interrelation qui s’établit dès la naissance entre le bébé et son entourage: rapidité de l’enfant à changer d’état; stimuli provoquant ces variations; gestes défensifs; efforts pour adopter la position assise; capacité à se blottir dans les bras de l’autre, à porter la main à la bouche en fonction des différentes positions du corps propre; aptitude à être consolé, etc. Au cours des épreuves successives, l’examinateur recherche, par une approche aussi douce que possible, la coopération du nouveau-né et s’efforce de saisir les moments permettant d’obtenir la meilleure réponse.

Une telle étude, qui est d’une grande valeur prédictive pour le développement futur de l’enfant, et, en cas de besoin, pour le recours à un traitement très précoce, est d’autant plus précieuse que les découvertes sur la plasticité cérébrale révèlent l’existence, grâce à la loi de suppléance des circuits nerveux, de capacités de récupération inespérées du cerveau, du moins lorsque l’environnement fournit à l’enfant, en temps opportun, des occasions d’exercice suffisamment riches. Ainsi, comme l’ont souligné D. W. Winnicott et F. Tustin, les bébés présentant des signes cliniques de déficit ou des perturbations très précoces du contact, de type autistique par exemple, ont besoin d’un maternage d’une qualité encore supérieure à celui que requièrent des enfants supposés normaux.

On considère désormais que l’enfant voit dès le moment de la naissance (et sans doute avant, puisque le fœtus réagit in utero à une épreuve de transillumination de l’abdomen maternel). Certes, la vision néonatale est encore rudimentaire (de type ambiant et non focal) parce que, à ce stade, le système des cônes rétiniens (dont dépend la vision des détails) n’est pas encore développé. Le nouveau-né suit des yeux un objet mobile; il marque une préférence pour certaines formes, notamment celles qui sont complexes (R. Fantz, 1958), pour certaines couleurs, généralement le rouge, pour les objets brillants. Fait capital: la structure du cortex visuel n’étant pas définitivement fixée à la naissance, les stimulations de l’environnement jouent un rôle déterminant sur l’évolution de ce cortex, comme on l’a démontré expérimentalement chez l’animal (D. Hubel et T. Wiesel, 1977). Cependant, la plasticité du système neurosensoriel n’est que provisoire. Aussi est-il possible de tirer parti de ces nouvelles connaissances, en particulier pour détecter et traiter des anomalies congénitales (cataractes, amblyopies, strabismes, etc.) avant que ne se soit écoulée la période critique.

C’est surtout le visage humain dans sa mobilité qui constitue pour le bébé à peine âgé de quelques jours un stimulus de choix, bien avant, par conséquent, l’âge retenu par R. A. Spitz dans sa description du premier organisateur (le sourire du troisième mois). De même, pour l’audition, qui se développe avant la vue et qui est capable de discrimination (le bébé préfère les sons composés, tels que ceux d’un cliquetis), c’est la voix humaine qui constitue le stimulus privilégié, notamment celle de sa mère, peut-être en fonction de l’imprégnation prénatale qu’on a évoquée. On a remarqué que l’enfant suce plus activement le mamelon lorsqu’il entend cette voix. Ses capacités olfactives lui permettent, dès le troisième jour, de distinguer l’odeur du sein maternel de l’odeur émanant du sein d’une autre femme (H. Montagner, 1982).

Le nouveau-né dépense une activité motrice considérable (sursauts, mouvements des pieds); il concentre son attention sur un objet à sucer. L’analyse d’enregistrements cinématographiques montre que, une heure après sa naissance, il est capable d’effectuer un mouvement d’agrippement dans la direction d’un objet apparaissant dans son champ visuel (C. Trevarthen, P. Hubley, L. Sheeran, 1975). Ainsi, la coordination de la main et de la vue résulterait d’une programmation innée et non du seul apprentissage. Ce type d’observation permet donc de reconnaître très précocement les sources de l’intelligence, qui se situent, comme l’a montré Jean Piaget, au niveau des premières coordinations sensori-motrices. Il importe de retenir, de l’ensemble de ces données et des moyens modernes d’évaluation des «compétences» du nouveau-né, que celui-ci dispose d’un potentiel inné de communication infraverbale, qui lui permet de transmettre à l’adulte attentif ses intentions, ses besoins et une certaine forme de son vécu. Il réagit à l’approche de la personne maternante dès les premières semaines de sa vie, avant même de pouvoir vraiment sourire, par des gesticulations et par des mouvements des bras, des mains et des lèvres. La mère joue un rôle très important dans le développement des capacités de relation de son enfant, dont elle parvient progressivement à comprendre, au-delà des simples besoins physiologiques, les gestes et les mimiques. Elle y répond (à un niveau où joue l’inconscient, c’est-à-dire, en particulier, la trace de ses expériences affectives datant de sa propre enfance ou dépendant de sa relation avec le père de l’enfant) par le ton de sa voix, par son regard, par les nuances de son ajustement postural, par son attention. Un véritable dialogue s’organise ainsi entre les deux partenaires, bien avant que le bébé n’arrive à l’âge de la représentation par le mot et de l’utilisation des symboles verbaux.

4. Le psychisme postnatal

Schématiquement, les deux années qui suivent la naissance sont marquées, la première, par le processus de personnalisation, la suivante, par l’émergence de la communication verbale. Le psychisme, durant cette période, se développe à un rythme très rapide, de même que l’organisme. Le poids du cerveau du bébé passe d’environ 340 grammes à la naissance à 1 150 grammes à l’âge de deux ans (pour atteindre 1 400 grammes à vingt ans). Si l’équipement en neurones (environ 10 milliards) est fixé à la naissance, le câblage cérébral se poursuit bien au-delà, surtout durant les deux premières années, au fur et à mesure des progrès de la myélinisation (N. Baumann et coll., I.N.S.E.R.M.). Chaque neurone peut avoir jusqu’à 100 000 contacts avec les neurones voisins. Le cervelet, qui à la naissance n’est qu’une ébauche, achève sa croissance au douzième mois. Des travaux neurochimiques ont montré que le cerveau est particulièrement vulnérable à la malnutrition durant cette période (Elie A. Shneour, 1975), comme d’ailleurs pendant la vie intra-utérine. Cependant, la croissance ne dépend pas seulement des déterminismes génétiques et biophysiologiques. Pour une grande part, elle est soumise, durant les deux premières années, à l’influence des stimulations émanant de l’environnement, comme en témoignent les études, évoquées plus haut, sur la plasticité du système nerveux. Mais, pour que ces stimulations soient appropriées et bénéfiques, il faut qu’elles surviennent au milieu de relations qui nourrissent l’affectivité de l’enfant. On ne peut concevoir, en effet, les acquisitions cognitives initiales comme séparées de la vie émotionnelle, d’autant moins que ces deux aspects du psychisme sont inséparables du vécu corporel.

Aussi est-il préférable d’envisager celui-là selon une perspective unitaire et d’abandonner la tripartition classique qui distingue: le développement psychomoteur conçu selon le modèle béhavioriste d’Arnold Gesell; les étapes du développement cognitif délimitées par la psychologie génétique de Jean Piaget; les stades du développement libidinal et affectif déterminés à partir de la théorie psychanalytique de l’étayage pulsionnel. «Cette chose qu’on appelle nourrisson n’existe pas», s’écriait le pédiatre et psychanalyste D. W. Winnicott 1940, voulant souligner ainsi l’unité fondamentale qui lie le bébé et sa mère, avant que le premier ne passe de l’initiale dépendance totale (Hilflosigkeit ) à l’indépendance relative de la fin de la deuxième année. La complémentarité relationnelle et le système de communication circulaire qui s’installent entre le nourrisson et sa mère ont été décrits par R. A. Spitz, à partir des années cinquante, sous le nom de «dyade», terme déjà utilisé en 1908 par le sociologue G. Simmel. Depuis lors, des études inspirées, séparément ou conjointement, par les méthodes de la psychologie expérimentale et de la psychanalyse ont mis en évidence des «patterns» d’interactions spécifiques entre mères et bébés (Myriam David, 1966), ainsi que l’existence de cycles interrelationnels. Par exemple, grâce à l’enregistrement simultané, par l’image et par le son, de séquences de communication entre des mères et des nourrissons, on a remarqué que le taux d’activité de ceux-ci variait de manière synchrone avec le rythme des paroles de leurs mères (W. S. Condon et L. W. Sander, 1974). Daniel Stern, aux États-Unis, en utilisant l’observation directe, ainsi que des films réalisés au domicile familial, a développé la notion de «concordance» affective (attunement ) entre la mère et le bébé.

Les recherches sur la communication au sein de la dyade tendent donc à prouver que la nourrisson joue un rôle actif et présente une prédisposition innée à la relation. On peut alors se demander si certains concepts classiques servant à caractériser les débuts de la vie psychique ne méritent pas d’être révisés (du moins en ce qui concerne le bébé dit normal), tels ceux de narcissisme primaire (S. Freud), de stade anobjectal (R. A. Spitz), d’autisme normal (M. Mahler; F. Tustin). Certes, dans les premiers jours qui suivent la naissance, l’expérience du nourrisson est fragmentaire, discontinue et entrecoupée de longues périodes de sommeil. Cependant, très vite, un certain nombre de perceptions vont, par leur répétition et grâce au climat affectif dans lesquelles il les vit, prendre sens pour lui.

Le moment de la tétée est particulièrement riche à cet égard; il donne lieu à des formes primordiales d’intégration psychique. À la satisfaction du besoin vital de la nutrition s’associent le plaisir – lié à l’excitation – de la zone érogène orale, celui de la succion, celui de la déglutition, celui de la réplétion, mais aussi bien d’autres sensations qui sont en rapport avec la présence maternelle et qui laissent, dans la psyché du tout-petit, leur trace mnésique. Simultanément, celui-ci, tandis qu’il s’efforce de saisir et de tenir le sein, fait l’expérience de sa motricité en mobilisant l’ensemble de la zone érogène buccale en rapport avec la main et le bras (la «cavité primitive», R. A. Spitz, 1959), expérience fort chargée émotionnellement, d’où émergera progressivement la pensée, et grâce à la répétition de laquelle (pourvu qu’elle se déroule dans un bon climat affectif) le nourrisson en vient peu à peu, lorsque renaît le besoin, à «halluciner» le sein en l’absence de celui-ci. D. W. Winnicott décrit ainsi ce moment d’une première ébauche de la pensée: «Le petit enfant, dans un certain environnement fourni par la mère, est capable de concevoir l’idée de quelque chose qui rencontrerait le besoin croissant suscité par la tension instinctuelle» (1971). Cependant, pour que le bébé puisse «concevoir» subjectivement le sein, et anticiper dans une certaine mesure le nourrissage, il faut que la mère ait su, au préalable et en de nombreuses occasions, placer «le sein réel juste là où l’enfant est prêt à le créer et au bon moment». D. W. Winnicott soulignait l’importance, chez la mère, d’une attitude d’«empathie» qui doit favoriser l’adéquation de celle-ci aux besoins de l’enfant et qu’il appelait la «préoccupation maternelle primaire», cet état psychologique particulier se développant progressivement durant la grossesse et se prolongeant quelques semaines après la naissance.

L’un des phénomènes les plus importants dans la genèse de la vie psychique est sans doute celui de l’intériorisation, processus par lequel des relations intersubjectives sont transformées en relations intrasubjectives. Du fait que, lors de la tétée, ce n’est pas seulement le lait absorbé qui importe à l’enfant, mais aussi l’ensemble des sensations et des émotions qui lui viennent de sa relation avec la personne maternante, cette dernière se constitue en objet interne, «objet» dont Melanie Klein a étudié la formation au cours de la première année: «L’enfant qui se trouvait à l’intérieur de la mère, dit-elle, place maintenant la mère à l’intérieur de lui» (1957). En raison de la place centrale qu’a toujours tenue, dans la théorie psychanalytique, ce qu’on appelle la «relation au sein» (c’est-à-dire la situation globale du nourrissage, indépendamment du mode d’alimentation choisi, sein ou biberon), les processus de l’intériorisation ou de l’introjection (ce dernier terme, proposé par S. Ferenczi, est souvent utilisé dans un sens voisin) étaient surtout décrits naguère sur le modèle du fonctionnement de l’oralité. Selon M. Klein, le monde interne du bébé au cours des douze premiers mois se constituerait en deux temps. La première période – les six premiers mois – est caractérisée par la «position paranoïde-schizoïde»; l’enfant ne disposerait alors que de mécanismes de défense très primitifs, tels que le clivage en deux objets partiels (le dangereux et l’aimé), la projection et l’introjection des parties clivées de l’objet. Ses pulsions destructrices, prédominantes, sous-tendues par l’envie d’un sein inépuisable et omnipotent, engendreraient, par projection, une angoisse persécutive, qui, dans les cas extrêmes, serait la base de la paranoïa et de la schizophrénie. À mesure que se développe l’intégration psychique, les processus de clivage, précise M. Klein, s’atténuent; l’enfant devient plus apte à comprendre la réalité extérieure et à lui faire confiance (si ce qu’il vit le lui permet). Il parvient à faire la synthèse des bons et des mauvais aspects de l’objet au lieu de voir le monde «soit tout en noir, soit tout en blanc». Le sentiment de la culpabilité apparaît alors, en relation avec les pulsions destructrices, et engendre une angoisse de nature dépressive. Parallèlement, l’enfant éprouve le besoin salutaire de protéger ses objets d’amour et de réparer le tort qu’il a pu leur faire. Ainsi, vers le sixième mois, s’il manifeste du chagrin ou de l’inquiétude au départ de sa mère, il se familiarise cependant peu à peu avec le fait que toute absence est suivie d’un retour; et la crainte de l’abandon, voire l’angoisse d’anéantissement, en diminue d’autant.

On a souvent reproché à Melanie Klein d’avoir spéculé sur le monde fantasmatique du bébé en négligeant l’importance de l’environnement sur le développement. En réalité, dans son article intitulé «Les Racines infantiles du monde adulte» (1959), elle a bien montré comment les premières expériences vécues par le nourrisson agissent sur la formation de son caractère. Il est vrai, cependant, que son modèle conceptuel, comme d’ailleurs celui de Freud, s’enracine profondément dans la réalité biologique. C’est ainsi que sa théorie de l’agressivité ou sa conception – centrale dans son œuvre – de l’envie relèvent pratiquement d’un postulat: l’existence de prédispositions innées, inhérentes à la condition humaine et phylogénétiquement déterminées. Mais l’on peut remarquer justement que cela semble se trouver confirmé par l’éthologie contemporaine.

C’est sans doute Donald W. Winnicott qui a mis le plus clairement l’accent sur l’influence de l’environnement et des soins maternels dans le processus de personnalisation. Occupant une place originale dans l’évolution de la théorie psychanalytique, il a souligné certains aspects du maternage dont le rôle sur le développement psychique avait été jusqu’alors négligé au profit de la prééminence accordée au fonctionnement de type oral – tels le holding (la manière de porter et de tenir l’enfant) et le handling (les soins qui lui sont donnés et qui intéressent son corps). En effet, le «port» de l’enfant, au sens physique et fantasmatique du terme, de même que la continuité des soins maternels dont il bénéficie, constitueraient pour lui, au tout début de l’existence, une sorte de «membrane de délimitation» qui se confond d’une certaine manière avec la surface de la peau et qui se situe entre le «moi» et le «non-moi». Ainsi, le nourrisson en vient à avoir un intérieur et un extérieur, de même qu’un schéma corporel. Un peu plus tard, autour du quatrième ou du cinquième mois de la vie, apparaît, selon D. W. Winnicott, une autre étape importante du processus de l’individuation, celle de l’«objet transitionnel», la «première possession de quelque chose qui n’est pas moi» (un coin de couche, par exemple, que le bébé suce avant de s’endormir et qui joue un rôle important dans son économie psychique). L’expérience intermédiaire ainsi constituée entre la «réalité du dedans» et la «réalité du dehors» se trouve prolongée, dans la suite de l’existence, par le jeu créatif et par la vie imaginaire. L’origine de la fonction symbolique, de la créativité artistique et scientifique, ainsi que d’autres manifestations relatives au champ culturel, se situerait à ce niveau.

C’est surtout W. R. Bion (1962, 1967) qui a précisé l’émergence de la pensée à partir des vécus corporels et émotionnels dépendant de la relation avec la mère. Ces vécus (éléments 廓) seraient transformés en quelque chose de «pensable» (éléments 見) après avoir été «projetés» sur la mère, qui les renverrait à l’enfant. D’une autre manière, celui-ci disposerait d’une préconception de l’objet, le sein. L’attente du sein, suivie de l’expérience réelle qu’il fait de ce dernier, permettrait peu à peu à l’enfant d’acquérir la conception du sein. Dans cette hypothèse, grâce à l’expérience antérieure que l’enfant a acquise du sein, et par introjection de la fonction maternelle 見, l’absence de sein à certains moments permettrait au bébé d’avoir une pensée.

Plusieurs chercheurs contemporains, étudient le processus de l’intériorisation à un niveau corporel plus global que l’introjection de type oral. L’analyse d’enregistrements cinématographiques de l’interaction entre la mère et le bébé a permis de cerner les étapes d’une forme très primitive d’intériorisation qui constituerait l’un des premiers noyaux du moi et qu’on peut qualifier d’«incorporation de la fonction maternelle de support» (Hélène Stork, 1983). Geneviève Haag (1983), par la méthode de l’observation psychanalytique, a mis en évidence une phase décisive pour l’acquisition du schéma corporel: la soudure des deux moitiés du corps autour d’un axe sagittal – en relation avec l’intériorisation de l’interrelation entre la mère et le bébé –, la moitié droite du corps de celui-ci représentant le côté mère, la moitié gauche, le côté bébé.

Sur le rôle de la peau comme contenant de la vie psychique (skin container ), il faut mentionner l’article princeps d’Esther Bick (1968), ainsi que le concept de «moi-peau» formulé par Didier Anzieu (1974). L’influence des facteurs culturels sur le développement de la psyché enfantine a été étudiée, aux États-Unis, par Ashley Montagu (1971), qui a notamment observé, au sein de différentes cultures, la fonction du toucher dans la communication au sein de la dyade mère-enfant. Il semble, en effet, que, dans telle ou telle société, certains aspects du maternage soient privilégiés, tandis que d’autres sont quasiment prohibés. Ainsi, la puériculture occidentale préconisait naguère de ne pas trop bercer ni porter l’enfant, le regard entre la mère et le bébé venant alors suppléer à la relative pauvreté de l’échange par le contact cutané. À l’inverse, la proximité corporelle quasi permanente entre la mère et le nourrisson est une constante du maternage africain (Jacqueline Rabain, 1979), comme du maternage indien (Hélène Stork, 1979, 1983), tandis que l’échange visuel entre le bébé et l’adulte se trouve parfois découragé, dans ces cultures, par la croyance populaire dans l’influence néfaste attribuée au regard de certaines personnes (le «mauvais œil»).

De l’ensemble de ces études et observations, on peut conclure que les différentes théorisations convergent dans la reconnaissance de certaines étapes essentielles du développement. Ainsi, les changements qui surviennent dans l’économie psychique au cours du sixième mois constituent un moment «intégratif» qui a été décrit par différents auteurs selon des formulations complémentaires. La reconnaissance de la permanence de l’objet (J. Piaget) permet la formation de l’objet total (R. A. Spitz) et son intériorisation lors de la phase dépressive (M. Klein). À cette époque, qui coïncide avec une plus grande autonomie de l’enfant (il se tient assis avec un léger appui), survient la phase de séparation-individuation (M. Mahler), amorcée par l’apparition des phénomènes transitionnels des quatrième et cinquième mois (D. W. Winnicott). C’est aussi vers le sixième mois qu’apparaissent la «conscience du corps propre» (H. Wallon) et la reconnaissance par l’enfant de son image spéculaire, le «stade du miroir», auquel Jacques Lacan a fait jouer un rôle déterminant dans l’avènement du sujet et la reconnaissance de l’autre.

5. La deuxième année de la vie

À l’âge de un an environ, le bébé sait généralement se tenir debout et commence à faire ses premiers pas. Dès lors, il progresse très rapidement dans le sens d’une autonomisation. Les deux acquisitions principales de la deuxième année sont la communication verbale et la maîtrise sphinctérienne. À propos des stades de l’acquisition du langage [cf. PSYCHOLINGUISTIQUE], il faut noter l’importance qu’y revêtent les facteurs affectifs. L’enfant, en effet, apprend à parler en imitant la personne maternante et en s’identifiant à elle. Les caractéristiques de la voix de la mère constituent très tôt, comme on l’a vu, un repère pour les premières intégrations «consensuelles» qu’effectue le bébé, notamment en ce qui concerne la «cavité primitive». Le babil de l’enfant, qui est une des prémices du langage, ne devient jeu, plaisir et appel que s’il est entendu par la mère et trouve en elle un écho. C’est donc dans la continuité du dialogue préverbal entre la mère et le bébé que s’élabore l’étape proprement linguistique marquée par l’apparition du premier mot émis intentionnellement: le mot-phrase apparaît vers douze mois, les premières phrases vers dix-huit mois, l’usage du pronom personnel «je» vers trente mois. Pour que le jeune enfant puisse progresser dans ses acquisitions linguistiques, il importe que ses parents soient suffisamment présents pour recevoir ce qu’il exprime. Celui-ci peut d’autant mieux investir le langage en tant qu’instrument cognitif, en tant que support de l’acquisition de toute connaissance, qu’il bénéficie d’un environnement qui possède un bagage langagier assez riche, et qui pourra valoriser les acquisitions du tout-petit. Les troubles du langage sont très fréquents chez les jeunes enfants d’aujourd’hui. Bien des travaux expliquent ce fait par la pauvreté socioculturelle du milieu familial. Bien que ce facteur ne doive pas être sous-estimé, il importe de noter qu’il n’intervient pas selon un schéma linéaire, mais plutôt en vertu de la qualité des interrelations qui se jouent entre les parents et l’enfant. Les troubles éventuels dépendent souvent de difficultés émotionnelles de la première enfance qui retentissent sur l’investissement de la zone bucco-pharyngée. C’est le cas des troubles langagiers faisant suite, par exemple, à une anorexie du premier âge.

En résumé, le langage ne peut se développer correctement que si la personne maternante peut offrir à l’enfant, dans les premiers mois de sa vie, ce dont il a besoin au bon moment et si elle sait, lorsque celui-ci a commencé à se différencier d’elle, ne pas combler le besoin avant même qu’il ait pu l’exprimer. Comme l’écrivait Helen Deutsch, en 1945, «les deux plus grandes tâches de la femme en tant que mère consistent à constituer d’une manière harmonieuse son unité avec l’enfant et à la dissoudre harmonieusement plus tard». Mais elle en sera d’autant mieux capable qu’elle bénéficiera, pour cela, du soutien du père.

La maîtrise sphinctérienne constitue, en cette période, l’autre événement important de l’autonomie infantile. Comme n’importe quel stade de l’évolution libidinale, l’acquisition de la propreté s’intègre dans le jeu de la relation avec les parents. Elle ne peut être exigée avant la nécessaire maturation neuromusculaire, qui se situe vers le dernier tiers de la deuxième année; si on l’exige de façon trop précoce ou trop rigide, si elle est grevée par l’anxiété parentale, elle risque de donner naissance à des fixations et d’entraîner plus tard des comportements relationnels affectés de sadisme ou de masochisme. À ce stade, et en fonction des renforcements pulsionnels liés aux traits singuliers de l’éducation reçue, se forment les bases du caractère que l’on qualifie d’anal (ordre, parcimonie, entêtement) et de l’ambivalence, attitude psychologique importante pour le développement normal et pathologique, dont on peut suivre les effets dans la mise en jeu de couples d’opérations ou de valeurs opposées, tels que activité-passivité, donner-garder, aimer-haïr, propre-sale, bien-mal, etc.

Vers la fin de la deuxième année, en tout cas au moment où la génitalité domine l’évolution libidinale et fantasmatique, l’enfant, qui était devenu capable d’une relation d’amour avec une personne totale, la mère, entre dans la phase triangulaire, lors de laquelle le personnage paternel tient une place prééminente, pour le garçon comme pour la fille. La richesse de la relation œdipienne et les complications spécifiques qui s’y rattachent marquent profondément le psychisme de l’enfant et plus précisément son identification sexuelle. Freud situait entre deux et quatre ans cette étape du développement, dont on connaît l’importance sur toute l’évolution de sa théorie. L’école kleinienne en voit l’origine dès la fin de la première année, dans le fantasme des parents combinés. De son côté, Jacques Lacan a montré comment, au-delà du développement individuel de chacun, la «loi du père» intervient dans le jeu de l’intersubjectivité et dans la structuration des sociétés humaines.

S’il est permis d’insister, comme on l’a fait ici, sur le rôle, pour la formation de l’ébauche psychique, des vécus émotionnels de la première enfance, c’est qu’ils constituent les bases sur lesquelles s’édifie la santé mentale de l’individu. De surcroît, selon une constante du fonctionnement psychique, la manière dont s’organisent dans la vie de l’adulte les investissements objectaux et les choix amoureux dépendra elle-même de ces impressions «obsédantes» du premier âge et des identifications qui s’y sont constituées.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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